Malgré une flambée sans précédent des dépenses en IA, la majorité des entreprises peinent à en tirer des gains mesurables de productivité. Une étude de Klecha & Co. révèle l’ampleur du phénomène : entre mirage économique, pièges d’intégration et promesses non tenues, c’est toute la chaîne de valeur de l’IA qu’il faut réévaluer à l’aune de la donnée. Et plus encore : à l’aune du capital investi.
La dynamique actuelle de l’IA en entreprise ressemble à une course aux armements, où le poids des investissements masque souvent l’absence de résultats tangibles. Selon la banque d’affaires spécialisée en IT, Klecha & Co., plus de 300 milliards de dollars seront consacrés en 2025 aux infrastructures IA par les quatre géants hyperscale, Amazon, Microsoft, Google et Meta. Mais en parallèle, seuls 5,2 % des projets d’IA produisent un véritable gain financier supérieur à 10 %. Ce contraste entre afflux de capitaux et retour économique minime constitue le cœur du paradoxe analysé dans cette étude : la majorité des projets s’enlisent dans une phase pilote, piégés entre dette technique, mauvaise gouvernance des données et attentes irréalistes des directions générales.
L’écart entre les promesses de l’IA et la réalité terrain n’a jamais été aussi documenté. En 2024, selon Klecha & Co., les investissements privés en IA ont atteint 252,3 milliards de dollars, en hausse de 44,5 % sur un an. Le segment de l’IA générative à lui seul a capté 33,9 milliards, et ce chiffre pourrait dépasser les 644 milliards en 2025, dont près de 80 % affectés à l’infrastructure matérielle. En face, les résultats restent insignifiants : moins de 10 % d’économies de coûts, moins de 5 % de gains de chiffre d’affaires, selon la majorité des répondants interrogés par Klecha.
L’effet « copilote » : automatiser sans transformer
Cette dissonance révèle un cycle d’investissement dominé par la peur de manquer le virage technologique plutôt que par une logique de création de valeur. L’étude évoque un véritable « mirage de l’IA », renforcé par le biais cognitif des utilisateurs : même lorsque les outils ralentissent la productivité réelle (comme dans les tests METR sur les développeurs open source), les utilisateurs restent persuadés d’être plus efficaces. Résultat, des projets encouragés sur de fausses perceptions, des capitaux engagés sans pilotage, et une absence quasi totale de stratégie de désescalade en cas d’échec.
Dans la majorité des cas, l’IA est encore cantonnée à un rôle de copilote : assistance ponctuelle à l’utilisateur, automatisation de micro-tâches, génération de contenu ou de réponses. Si ces usages allègent la charge cognitive, ils n’engendrent que des gains localisés, difficilement déployables à l’échelle de l’entreprise. McKinsey parle d’un « paradoxe GenAI » : plus de 80 % des entreprises utilisent l’IA, mais n’en tirent toujours pas de bénéfices financiers substantiels.
Cette approche se heurte à un plafond de verre. Sans intégration profonde dans les processus métiers ni refonte des systèmes hérités, les bénéfices de l’IA restent marginaux. Klecha cite à ce titre les témoignages de DSI réduisant les copilotes à de simples macros sophistiquées : utiles, mais non transformants. Le vrai risque est alors de s’enfermer dans une phase d’expérimentation perpétuelle, où l’IA devient un outil cosmétique plutôt qu’un moteur de réinvention opérationnelle. Les pilotes s’accumulent, les cas d’usage s’empilent, mais aucun cap stratégique ne se dégage.
IA agentique : promesses d’autonomie, pièges d’exécution
Le passage à une IA dite « agentique », capable de gérer de bout en bout des processus, de prendre des décisions en autonomie et de s’adapter à des contextes métier, marque une rupture technologique et organisationnelle. Gartner prévoit qu’en 2028, 15 % des décisions opérationnelles seront déléguées à des agents autonomes. Pourtant, l’étude alerte : plus de 40 % des projets agentiques seront abandonnés d’ici 2027, faute de rentabilité, de gouvernance adaptée ou de compréhension des enjeux.
La difficulté réside dans l’infrastructure cachée que nécessite cette autonomie : orchestration contextuelle, protocoles inter-agents, mémoire dynamique, sécurisation des actions. Sans parler de la gestion du changement humain. Klecha souligne la montée des dérives de type « agent washing », où des automatisations basiques sont labellisées à tort comme agentiques. Le risque est de gonfler artificiellement les attentes du marché, de diluer la confiance dans les modèles réellement innovants, et de provoquer un effet boomerang au moment du passage en production.
L’exploitation de la donnée comme levier de productivité réel
L’un des enseignements majeurs de l’étude tient dans la revalorisation de l’infrastructure data comme levier de productivité réel. La qualité, la gouvernance, la disponibilité et la contextualisation des données s’avèrent décisives. Là où les projets IA s’appuient sur un socle robuste de données structurées et de processus harmonisés, les gains deviennent visibles : jusqu’à 15 % d’amélioration de la qualité de code et 90 % de réduction du temps de réponse client chez Lenovo, ou 25 % de baisse des pannes non planifiées chez Siemens grâce à la maintenance prédictive.
L’étude propose aussi d’élargir la notion de retour sur investissement au-delà des métriques financières : acquisition de compétences, réduction de la charge mentale, engagement accru des salariés. Gartner parle désormais de « Return on Employee » (ROE), tandis que Deloitte défend une approche « Productivity+ ». Ces indicateurs élargis redonnent une lisibilité stratégique aux projets IA qui, sans cela, seraient prématurément abandonnés faute de ROI immédiat.
Repenser l’alignement stratégique pour sortir de l’impasse
Pour sortir du piège de la déconnexion entre CapEx et valeur, l’étude de Klecha recommande un recentrage stratégique : établir une feuille de route claire, intégrée dès l’amont dans la stratégie d’entreprise, assortie de critères de succès réalistes et de KPIs adaptés. Le taux d’échec élevé des projets IA (74 % s’arrêtent à la phase pilote) s’explique souvent par un défaut de transversalité, un manque de sponsor exécutif, ou une sous-estimation du changement organisationnel nécessaire.
À l’échelle macroéconomique, le CapEx des géants du cloud pèse déjà sur les cycles économiques : au premier trimestre 2025, ces investissements auraient empêché une contraction du PIB américain. Ce constat impose un changement d’échelle pour les entreprises : intégrer l’IA non comme un gadget expérimental, mais comme un pilier structurel, au même titre que le numérique ou la cybersécurité. Entre solutions sur étagère et développements propriétaires, il faudra arbitrer avec rigueur. Le critère déterminant ne sera pas le volume investi, mais la maturité des fondations et la capacité à industrialiser les gains. Les gagnants de 2027 seront ceux qui auront su aligner technologie, données, compétences et stratégie.