La mutation rapide du paysage technologique, mu par une vague – un tsunami plutôt – d’intelligence artificielle qui redéfinit les usages et les infrastructures, pousse les États à revoir leurs dispositifs d’évaluation, de régulation et d’accompagnement de la transformation numérique.

À mesure que les systèmes d’intelligence artificielle prennent le relais des anciens logiciels, que les plateformes d’agents intelligents redéfinissent les logiques de production, de gestion et de décision, et que les infrastructures cloud évoluent pour supporter ces nouvelles charges de travail, l’IA ne s’ajoute pas au numérique : elle le recompose. Cette dynamique oblige à repenser bien plus que les architectures ou les usages. Elle soulève une question fondamentale de souveraineté : la capacité à définir ses propres outils, ses propres cadres d’usage, et à orienter ses trajectoires technologiques selon
ses intérêts stratégiques.

La France ne veut pas rester dans une posture de simple intégrateur de solutions conçues ailleurs. La transformation du Conseil national du numérique en Conseil de l’intelligence artificielle et du numérique traduit cette ambition : reprendre la main, non seulement sur la régulation, mais sur les conditions mêmes de l’innovation.

Créé en 2011, puis réinstallé en 2021, le Conseil national du numérique (CNNum) avait pour mission de conseiller le gouvernement sur les grandes orientations du numérique. Mais les ruptures récentes induites par l’IA générative, les enjeux de souveraineté technologique, ainsi que la complexification du cadre réglementaire européen – de l’AI Act au Data Act en passant par les directives sur la responsabilité algorithmique – ont rendu ce format obsolète. D’un conseil consultatif, il se transforme en une instance stratégique. Le besoin n’est plus seulement de nourrir la réflexion publique, mais d’organiser un pilotage stratégique cohérent des transitions numériques et, désormais, cognitives.

Un calendrier resserré pour des travaux ancrés dans le temps long

Le Conseil de l’intelligence artificielle et du numérique, qui sera installé à l’automne 2025, marque donc un tournant. Il ne s’agit plus d’un groupe de réflexion élargi mais d’une instance restreinte composée d’experts reconnus, avec pour mandat explicite de structurer les choix de politique publique. La feuille de route prévoit la production de rapports d’analyse, l’élaboration de recommandations à destination du gouvernement, et la mise en débat de sujets jugés structurants pour l’avenir numérique du pays.

La montée en charge du Conseil se fera en trois temps : d’abord une phase de concertation ouverte durant l’été 2025, où les citoyens et les acteurs économiques seront invités à proposer les thématiques prioritaires. Ensuite, la constitution du Conseil à l’automne et la formalisation d’un programme de travail, en lien avec le Haut-Commissariat à la stratégie et au plan. Enfin, une première publication prévue pour l’hiver 2025, qui devrait fixer les axes d’analyse à moyen terme. Ce tempo resserré permettra de doter rapidement l’État d’un levier opérationnel, sans céder aux logiques court-termistes de l’innovation à tout prix.

Orchestrer l’innovation sans renoncer à la régulation

L’un des défis majeurs pour le Conseil sera d’articuler l’innovation technologique, la régulation normative et l’acceptabilité sociale. L’essor fulgurant des agents génératifs, des assistants intelligents ou des outils d’automatisation cognitive crée un effet d’aubaine pour les entreprises, mais expose aussi à des risques juridiques, sécuritaires et sociaux mal balisés. La fragmentation des référentiels, entre normes techniques, cadres éthiques et dispositifs sectoriels, accentue cette complexité.

Le Conseil devra ainsi formuler des recommandations sur des thématiques comme la transparence algorithmique, les obligations de documentation des modèles, les exigences en matière d’explicabilité ou les principes de soutenabilité environnementale des systèmes d’IA. Il s’agira aussi d’évaluer l’adéquation des offres commerciales, souveraines et non souveraines, aux besoins stratégiques des administrations et des entreprises françaises.

Un outil au service de la souveraineté numérique

La création de cette nouvelle instance s’inscrit aussi dans une ambition plus large de souveraineté numérique. Face à la domination croissante des plateformes américaines et chinoises, et dans un contexte où même les modèles dits « ouverts » restent dépendants de fournisseurs hyperscalaires, la France cherche à regagner du levier sur l’orientation de ses choix technologiques. Le Conseil pourrait devenir un instrument de cohérence entre les initiatives industrielles (comme France 2030 ou les programmes cloud/IA souverains), les politiques de financement public, et les attentes sociétales en matière de maîtrise
des technologies.

Il pourra également contribuer à renforcer la voix française dans les négociations européennes et internationales, en portant une vision d’un numérique soutenable, humaniste et résolument stratégique. L’enjeu est de ne pas subir les trajectoires technologiques décidées ailleurs, mais de peser dans leur définition et leur encadrement. Ce positionnement nécessite une capacité d’expertise indépendante, capable de formuler des diagnostics lucides et des propositions concrètes, hors des logiques d’influence
ou de lobbying.

Un nouveau centre de gravité pour la politique tech de l’État ?

Au-delà de son rôle consultatif, le Conseil pourrait devenir un centre de gravité transversal pour l’État, en fédérant les réflexions éparses menées par différents ministères, agences ou autorités administratives indépendantes. Il lui reviendra d’apporter de la lisibilité, de la cohérence et une capacité d’anticipation dans un environnement où les cycles d’innovation se raccourcissent et où les effets systémiques se multiplient.

À terme, son efficacité dépendra de sa capacité à instaurer une dynamique de travail interdisciplinaire, à dialoguer avec les territoires, à s’ancrer dans les besoins des utilisateurs publics et privés, et à produire des éclairages stratégiques utiles à la prise de décision. Dans une époque marquée par la montée des incertitudes numériques, le Conseil de l’IA et du numérique est attendu au tournant : il peut incarner un nouvel outil de pilotage de la complexité technologique.