Par Luc d’Urso, PDG du groupe Atempo-Wooxo

Au XVIIIème siècle, l’illustre publiciste Antoine de Rivarol, déclarait “Un peuple sans souveraineté est non seulement un peuple privé de liberté, mais un peuple menacé dans son existence.” La domination américaine sur l’économie numérique sonne-t-elle le glas de la souveraineté européenne ?

La souveraineté est à la base même de la notion d’Etat si l’on admet que les premières communautés se sont formées pour garantir la sécurité de leurs membres. On peut la définir comme le pouvoir suprême reconnu à un État, appareil politique des nations, de mettre en pratique et faire respecter les lois adoptées par le pouvoir législatif afin de protéger son modèle de société et ses citoyens.

Le contrôle par une population d'un territoire régi par une loi commune issue d’une volonté collective qui s’exprime en dernier ressort par la force armée, et dont l’efficacité s’est déjà bien érodée avec la mondialisation, se trouve très sérieusement mis à mal par l’avènement du numérique. La libre circulation des données numériques à l’échelle planétaire conduit inéluctablement à l’obsolescence du concept de territorialité.

Le numérique défie et bouleverse totalement le concept classique de souveraineté nationale en modifiant les conditions de son expression et en facilitant sa contestation par des intérêts extérieurs ou intérieurs et dissidents.

Le monde numérique est souvent comparé aux océans car il constitue un lien universel entre tous les territoires sans en être un lui-même. La maîtrise de ces espaces non structurés a changé de nombreuses fois le cours de l’histoire du monde. Trois siècles de domination sur les mers par l’Angleterre conduisaient le plus grand correspondant de guerre de son temps, Georges Warrington Steevens à déclarer à la fin du XIXe siècle : “Nous devons l’occuper (la mer) comme nous le ferions d’une province”.

Une plus grande clairvoyance tant politique qu’économique aurait dû nous faire accorder à cette déclaration une valeur prophétique car le monde numérique ne se contente pas de relier les territoires, il les submerge. Sa maîtrise inconditionnelle par les Etats-Unis grâce à Internet dote non seulement cette nation d’une capacité à en user à son unique profit mais lui permet aussi d’en interdire à d’autres toute exploitation. Vous en doutez ? Quel est le concurrent du système d’exploitation Microsoft préinstallé sur 91 % des ordinateurs personnels ? Ceux d’IOS et d’Android pour la téléphonie mobile ? De Google, Amazon, Facebook, LinkedIn, Netflix, Twitter, Uber ou Airbnb ? Faut-il rappeler qu’Internet est sous le contrôle du gouvernement américain - le State Department of Commerce - seul habilité à déléguer la gestion du protocole, des noms de domaine et des serveurs racines. Il est l’extension virtuelle et supranationale des Etats-Unis.

Le pouvoir suprême de faire des lois qui appartient aux états, afin d’exprimer leur souveraineté, et dont l’efficacité n’est plus à démontrer dans le monde physique, s’avère impuissant dans le monde virtuel ou le code règne en maître.

Le constat est sans appel. Le transfert massif des données personnelles européennes vers le continent américain ne se limite pas à violer impunément nos vies privées comme nous l’a révélé, entre autres scandales, l’affaire Facebook Cambridge Analytica. Non content de fouler ouvertement notre souveraineté, ce déplacement des données transvase nos emplois, pille notre propriété intellectuelle, dégrade notre prospérité, contourne notre fiscalité.

Dans un monde digitalisé, il faut empêcher nos ennemis politiques, comme nos concurrents économiques, d’acquérir et d’analyser les données produites par nos citoyens, nos organisations et nos objets connectés. Hébergeant 615 millions d’internautes bientôt dotés en moyenne de six objets connectés, le vieux continent dispose de la seconde population mondiale de mineurs numériques. C’est actuellement son meilleur pour ne pas dire, son unique atout et il serait bien inspiré de s’assurer l’alliance du continent africain pour le renforcer.
Il conviendrait de saisir nos éminents juristes pour qu’ils mettent en évidence un agencement logique permettant de démontrer que le contrôle de nos données personnelles constitue un droit fondamental des citoyens ; en ce sens qu’il permet la réalisation des autres, parmi lesquels le respect de la vie privée, le droit au secret, la liberté de s’exprimer ou de penser, l’interdiction d’être discriminé…

Certains s’interrogent sur la nécessité de structurer l’espace numérique, à l’instar du maritime ou de l’aérien. D’autres, feignant d’ignorer les enjeux pour l’automobile allemande fortement dépendantes des importations américaines, rêvent de taxer les entreprises américaines de l’Internet. Il apparaît plus simple de traiter la question de la souveraineté numérique à travers celle des données numériques personnelles.

L’établissement d’une souveraineté numérique européenne ne pourra prendre forme sans l’alliance des grandes entreprises, des PME innovantes des filières numérique et cybersécurité et de la puissance publique, unies autour de cet objectif partagé et créateur de valeur.

L’objectif de l’Europe dans un monde numérique interdépendant ne saurait se limiter à pouvoir se passer des autres, il consiste à faire que ceux-ci ne puissent se passer d’elle. Les divergences d’intérêts doivent disparaître au profit de cet objectif commun. Il nous faut lutter, non seulement contre les autres alliances nationales, américaines ou asiatiques, mais également contre des organisations supranationales délivrées de toute territorialité, financières et trop souvent mafieuses, qui dévastent nos économies, menacent le fragile équilibre de nos démocraties sociales et portent atteinte à l’intégrité morale de nos entreprises et de nos citoyens.

Cette souveraineté numérique européenne ne saurait être envisagée sans la mise en place de quelques mesures phares. Une politique volontaire de rétention des cerveaux européens doit ainsi être instaurée. Les filières de formation dédiées au digital doivent être renforcées pour assécher les réservoirs d’emplois peu qualifiés et orienter les jeunes vers des professions plus épanouissantes et rémunératrices. L’épargne doit être dirigée vers des financements adaptés aux nouveaux modèles économiques des start-ups numériques (réseaux hauts débits, centres d’hébergement, plateformes applicatives, cybersécurité, intelligence artificielle…). Enfin, la préférence affichée aux solutions européennes labellisées comme solutions de confiance ne doit plus être un sujet tabou dans les marchés publics et appels d’offres des grands groupes mais un vecteur prioritaire de croissance pour l’industrie digitale européenne. Les arbitrages économiques court-termistes paralysent notre action commune et condamnent notre continent.