Le Web n’oublie rien, il est hypermnésique, et il sait se rappeler à nous lorsque l’on souhaite se faire oublier. Avec l’Internet, l’hypermnésie passe de la pathologie subie par une minorité à l’enfer numérique pour tous les internautes, adroitement exploitée par les mieux attentionnés d'entre nous...

Vous souvenez-vous de tout ce que vous avez vu, entendu, dit, écrit, vécu, et cela depuis votre enfance ? Si la réponse est ‘oui’, alors vous souffrez d’une pathologie reconnue, mais très rare (peut-être une dizaine d’individus dans le monde !), l’hypermnésie. Et n’allez pas imaginer que l’hypermnésie est une qualité exceptionnelle qu’envient les magiciens mentalistes ou les physionomistes, c’est une véritable calamité que de revivre sa vie en permanence sans être capable de l’organiser.

Dans nos usages, il en est pourtant pour qui l’hypermnésie n’est pas une souffrance, c’est au contraire une richesse : ce sont les moteurs de recherche et les réseaux sociaux, les Google et Facebook. En plus de tout savoir sur nous, même des choses que nous ignorons et d’autres qu’ils peuvent prédire par nos comportements numériques, ils le mémorisent et sont capables à tout moment de nous ressortir tout ce qu’ils savent de nous. Mieux encore, ils sont capable de l’afficher… à ceux qui le demandent.

Quand on nous dévoile que la CIA croise ses fichiers avec ceux de FaceBook, dans le but évidemment de débusquer les terroristes de tout poil, ce sont bien nos données qu’elle va rechercher et emmagasiner une fois encore. Et quand l’entreprise qui envisage de vous recruter vous impose un délai de réflexion, c’est qu’elle va chercher à tout savoir sur vous, des informations que les Google et Facebook ne manqueront pas de lui donner, puisque c’est une partie de leur modèle économique.

Le phénomène est avéré, dans le temps les services hypermnésiques ressortent ou donnent accès à des informations qui d’une part nous appartiennent, et que parfois nous ne souhaitons pas dévoiler. Dernièrement des personnalités politiques ont vu remonter des informations qui leur on coûté leur place. Autrement exprimé, le monde de la communication et de la politique a basculé des questions de fond au dénigrement, devenu le nouveau jeu des candidats dans les démocraties ‘avancées’. Ces informations compromettantes, comme de critiquer un futur président avant de se voir confier un poste par lui, ont été remontées par des gens certainement bien attentionnés qui ont su rechercher la bonne information… qui fait mal !

Tout cela pour rappeler que dans nos sociétés, la capacité d’oubli est l’une des conditions du lien social. Les expériences extrêmes de l’adolescence, les soirées arrosées du jeune adulte, ses engagements politiques controversés, sont autant de faits que tout le monde pense avoir oublié, mais qui aujourd’hui détruisent une carrière politique, entachent un engagement social, ou ruinent le potentiel d’être retenu pour un poste convoité. Lorsque le droit à l’oubli devient une épreuve, lorsque des géants de la donnée s’octroient le droit de décider quelle information personnelle est publique, lorsque le lien social devient la filiale d’un service en ligne, la mémoire du Web n’est plus un service, et la ‘mémoire parfaite’ peut potentiellement devenir une malédiction, c’est une porte en permanence ouverte vers l’enfer qui nous menace et qui ne semble pas prête de se refermer...

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