Confrontée à des tensions géopolitiques durables et à une instabilité géo-technologique croissante, l’Europe ne peut plus dépendre exclusivement de chaînes d’approvisionnement structurées autour des deux grands blocs sino-américains. L’étude « Asia at the Geoeconomic Crossroads », publiée par McKinsey, révèle comment plusieurs pays asiatiques expérimentent un pluralisme industriel qui pourrait inspirer une stratégie européenne de rééquilibrage technologique.
Les ruptures d’approvisionnement, les pénuries de composants critiques et les restrictions à l’exportation ont rappelé aux États européens leur vulnérabilité stratégique. Pourtant, dans leurs politiques industrielles, peu d’entre eux s’émancipent réellement de la logique bipolaire qui oppose dépendance vis-à-vis de la Chine et alignement avec les États-Unis. À rebours de cette posture réactive, certains gouvernements asiatiques développent des stratégies hybrides : plutôt que de choisir un camp, ils explorent une dépolarisation progressive de leurs dépendances, tant industrielles que géoéconomiques.
L’étude de McKinsey met en lumière cette dynamique d’équilibrage : l’Inde renforce ses accords commerciaux avec l’Europe sans remettre en cause ses relations avec la Russie ; l’Indonésie rejoint les BRICS tout en conservant une forte exposition aux investissements chinois et singapouriens ; l’ASEAN accélère l’intégration régionale en réponse aux tensions tarifaires imposées par les États-Unis. Ces trajectoires montrent qu’il est possible de recomposer ses chaînes de valeur sans s’enfermer dans un découplage dogmatique. L’Europe aurait tout intérêt à s’en inspirer.
Ne plus subir les blocs, construire des marges de manœuvre
Ce que révèlent les politiques asiatiques actuelles, c’est la possibilité d’une autonomie sans isolement. L’Inde, en particulier, illustre une stratégie d’équilibrage qui lui permet de négocier avec l’Union européenne tout en maintenant ses relations commerciales avec la Chine et ses liens historiques avec la Russie. Cette posture repose sur une diplomatie commerciale active, une diversification des flux et une consolidation interne des capacités industrielles. Loin d’un non-alignement passif, il s’agit d’un positionnement dynamique, conçu pour maximiser les opportunités sans s’exposer aux représailles d’un seul partenaire dominant.
Pour l’Europe, dont l’extraversion économique reste forte, l’enjeu est d’élargir son spectre de coopération tout en limitant les effets de dépendance asymétrique. Or, la tentation du bloc occidental réapparaît dans les discours sur la souveraineté numérique ou la relocalisation industrielle. L’étude McKinsey rappelle qu’une alternative existe : elle passe par une politique de corridors multiples, une ouverture sélective et la mise en place de filets de sécurité industriels, y compris avec des partenaires extra-européens qui ne relèvent ni de Washington ni de Pékin.
Des interdépendances qui se recomposent au lieu de se rompre
L’idée d’un découplage technologique total reste largement illusoire. Les chaînes de valeur sont désormais trop imbriquées pour permettre un démantèlement sans perte massive d’efficacité et de compétitivité. Ce que montre l’analyse de McKinsey, c’est plutôt un phénomène de reconfiguration : les pays asiatiques déplacent, diversifient ou recomposent les flux sans les couper brutalement. L’exemple indien est révélateur : malgré des tensions frontalières et des restrictions sur certaines plateformes numériques, la Chine reste l’un de ses principaux partenaires commerciaux.
Dans ce contexte, l’Europe pourrait revoir sa stratégie d’« autonomie ouverte » en l’enrichissant de logiques de modularité. Plutôt que de construire des blocs parallèles, il s’agirait de développer des modules d’interopérabilité, capables de fonctionner avec différents écosystèmes technologiques sans créer de dépendance unique. Cela suppose une politique industrielle plus agile, appuyée sur des investissements ciblés dans des zones géographiques moins polarisées (Asie du Sud-Est, Amérique latine, Afrique du Nord), mais aussi une plus grande tolérance à la complexité et à la multipolarité des flux.
Vers une diplomatie technologique plus active
Au fil des crises commerciales et des sanctions croisées, les pays de l’ASEAN ont intensifié leur intégration régionale, relancé des accords comme le RCEP, et multiplié les formats de coopération transversale. Le sommet ASEAN–Chine–GCC organisé en mai 2025 reflète cette logique de connectivité élargie, au service d’une résilience collective. Derrière ces initiatives, une diplomatie technologique prend forme, fondée sur l’ouverture conditionnelle, la diversification des interdépendances et l’ancrage régional de l’innovation.
L’Europe dispose des moyens institutionnels pour jouer un rôle comparable, mais ne les mobilise pas encore pleinement dans le champ technologique. Les alliances industrielles portées par la Commission (semi-conducteurs, cloud, IA) restent marquées par une logique défensive face aux puissances extra-européennes. L’enjeu n’est pas tant de se protéger que de bâtir des ponts techniques avec des écosystèmes compatibles, sans présumer de leur alignement politique. Cela suppose de développer une culture stratégique de la norme, des interfaces et des standards, en lien avec les partenaires asiatiques les plus dynamiques.
Abaisser les barrières non tarifaires pour élargir le jeu
Le recours croissant aux contrôles à l’exportation, aux restrictions sur les IDE et aux régimes extraterritoriaux contribue à refermer le jeu technologique mondial. Mais dans le même temps, des initiatives comme le Future of Investment and Trade Partnership, lancé en septembre 2025 par treize pays autour de Singapour, visent à réouvrir des canaux. L’Europe pourrait s’y associer activement, en tant que co-architecte d’un système commercial moins polarisé et plus compatible avec ses exigences de conformité, de soutenabilité et de traçabilité.
Les obstacles sont nombreux : fragmentations réglementaires, incompatibilités normatives, rivalités de standards. Mais l’expérience asiatique montre qu’il est possible d’agir par couches : signer des accords partiels, activer des coopérations sectorielles, co-développer des infrastructures critiques dans des formats multilatéraux restreints. Le pluralisme institutionnel devient ainsi une ressource stratégique. L’Europe, qui reste focalisée sur les rapports bilatéraux ou les grands ensembles, gagnerait à explorer ces formats hybrides.
Faire de la complexité un levier de souveraineté élargie
Ce que révèle en creux l’étude McKinsey, c’est que les pays qui expérimentent le mieux la dépolarisation ne sont pas ceux qui s’isolent, mais ceux qui investissent dans leur capacité à naviguer dans la complexité. Ils construisent des systèmes adaptatifs, capables d’absorber les chocs, de réorienter les flux, de relocaliser partiellement certaines fonctions tout en maintenant des connexions multiples. Cette posture suppose une vision stratégique de long terme, mais aussi une capacité d’action tactique en environnement mouvant.
L’Europe, si elle veut sortir d’une logique de suivisme ou de protection réactive, doit envisager une souveraineté distribuée, appuyée sur des coalitions variables, des standards ouverts et des réseaux logistiques moins centralisés. Elle ne doit pas renoncer à la sécurité de ses approvisionnements, mais accepter que celle-ci passe par la diversification géographique, la compatibilité technologique et la coopération régulée. La dépolarisation devient alors non pas un objectif géopolitique, mais une méthode de gouvernance industrielle adaptée à l’époque.
















































