En moins d’une décennie, le cloud est devenu l’épine dorsale de l’informatique d’entreprise. Longtemps porté par la recherche de flexibilité et de réduction des coûts, il s’impose désormais comme l’infrastructure indispensable aux projets d’intelligence artificielle, de modernisation applicative et de transformation métier. Ce glissement progressif vers une dépendance fonctionnelle et stratégique profite à un nombre restreint d’acteurs, dont la puissance d’investissement, l’avance technologique et la couverture mondiale leur permettent de consolider trimestre après trimestre leur domination.
Les chiffres publiés par Canalys pour le premier trimestre 2025 confirment cette trajectoire. Amazon Web Services, Microsoft Azure et Google Cloud absorbent à eux seuls 65 % des dépenses mondiales en infrastructures cloud. Une concentration inédite, qui redéfinit les équilibres du secteur, marginalise les offres de niche et accentue la fragmentation géopolitique des choix technologiques. Les hyperscalers se taillent ainsi la part du lion, en étendant leur emprise bien au-delà des infrastructures classiques.
Les dépenses cloud mondiales atteignent un nouveau palier
Selon Canalys, le marché mondial des services d’infrastructure cloud a atteint 90,9 milliards de dollars au premier trimestre 2025, soit une croissance de 21 % sur un an. Cette progression est notamment portée par la croissance des charges de travail liées à l’IA, à la migration applicative et aux projets de transformation numérique accélérés dans les secteurs bancaires, industriels et de la santé. Une dynamique de fond qui pousse les fournisseurs à étendre leurs datacenters et à renforcer leurs capacités de traitement, tant CPU que GPU.Dans ce contexte, Amazon conserve sa position de leader avec 32 % de parts de marché, suivi de Microsoft (23 %) et de Google (10 %). Leur croissance moyenne, supérieure à 24 % sur un an, surpasse celle reste du marché, confirmant leur capacité à capter l’essentiel de la valeur. Derrière ce trio, les autres fournisseurs – Alibaba Cloud, IBM, Oracle, Huawei ou OVHcloud – peinent à maintenir leur part dans un paysage de plus en plus oligopolistique.
Une domination fondée sur l’effet de masse et l’effet plateforme
La domination des hyperscalers repose sur plusieurs leviers stratégiques imbriqués, selon Calalys. D’abord, leur capacité d’investissement leur permet de maintenir une avance technologique difficile à rattraper : qu’il s’agisse de développer leurs propres puces IA (Trainium, Inferentia, TPU), d’optimiser les architectures logicielles ou de construire de nouvelles régions cloud à l’échelle continentale. Ensuite, ils bénéficient d’effets de plateforme puissants : des milliers de services interopérables, une richesse fonctionnelle croissante et des intégrations natives avec des outils métiers et des modèles d’IA propriétaires.Ce double effet – de masse et de plateforme – se traduit par une forte attractivité auprès des grands comptes. Microsoft s’appuie sur son emprise bureautique et son intégration de ChatGPT dans Azure AI Foundry. AWS poursuit sa stratégie d’hybridation autour d’Outposts et de l’extension de Bedrock. Google mise sur Vertex AI et son savoir-faire en apprentissage profond pour gagner du terrain dans les secteurs scientifiques et de vente de détail. Chaque acteur renforce son différenciateur tout en verrouillant ses clients dans des écosystèmes à forte inertie.
Les hyperscalers, moteurs technologiques de l’IA générative
La généralisation de l’IA générative modifie en profondeur l’économie du cloud. Les modèles fondationnels exigent des infrastructures massivement parallèles, une bande passante mémoire très élevée, une interconnexion optimisée et un pilotage dynamique des charges. Les hyperscalers, avec leurs flottes de GPU et leurs algorithmes d’orchestration, sont à ce jour les seuls à pouvoir industrialiser ce type de calcul à l’échelle mondiale.C’est notamment le cas pour les projets de copilotes métiers, les chaînes d’agents autonomes ou les interfaces conversationnelles enrichies. AWS et Microsoft capitalisent sur leur partenariat respectif avec Anthropic et OpenAI, tout en développant leurs propres modèles. Google affine ses Gemini et propose une verticalisation poussée (Cybersécurité, CloudOps, Retail). Cette maîtrise technologique renforce encore l’écart avec les acteurs plus modestes, qui peinent à absorber les coûts de R&D et d’infrastructure.
Des bénéfices métiers indéniables… au prix d’une dépendance croissante
Pour les entreprises utilisatrices, les bénéfices de cette concentration sont réels : économies d’échelle, disponibilité mondiale, performance prévisible, support étendu. Les DSI peuvent s’appuyer sur des environnements stables, des offres certifiées, et des catalogues de services riches pour accélérer leurs projets. Les hyperscalers jouent aussi un rôle moteur dans la mise en conformité, l’observabilité, la cybersécurité, et l’intégration des outils IA dans les processus métiers.Mais cette domination soulève aussi des préoccupations stratégiques : dépendance unilatérale, verrouillage technologique, instabilité tarifaire, transfert massif de données sensibles hors de l’UE. Les marges de négociation se réduisent, notamment pour les acteurs publics ou les PME. La logique de guichet unique, si séduisante d’un point de vue opérationnel, se heurte à des exigences croissantes de souveraineté, de résilience, voire de neutralité technologique. C’est en partie ce qui explique le reflux actuel et le mouvement de retour vers des offres plus conformes en Europe.
Le défi d’un cloud rééquilibré reste entier
À mesure que l’IA s’impose comme catalyseur de croissance, les hyperscalers accroissent leur emprise sur l’écosystème numérique mondial. Si cette domination répond à une demande réelle, elle appelle aussi à un débat stratégique sur l’avenir du cloud : quelle place pour les fournisseurs alternatifs ? Quelle gouvernance des données ? Quelle soutenabilité énergétique et financière à long terme ? Face à ces enjeux, certaines initiatives européennes ou sectorielles (cloud de confiance, edge souverain, mutualisation verticale) commencent à attirer l’attention des clients en recherche de conformité.Pour les entreprises, il ne s’agit plus seulement de choisir un fournisseur, mais de définir un cap d’architecture : centralisée ou distribuée, propriétaire ou ouverte, orientée performance ou orientée contrôle. Dans ce contexte, la stratégie multicloud, l’approche modulaire et l’attention portée à la portabilité des données redeviennent des piliers de résilience. Car derrière l’illusion de simplicité offerte par les géants du cloud, c’est bien la maîtrise de son SI qui reste la condition d’une transformation durable.