Entre l’intelligence artificielle générative, les services en temps réel et les plateformes numériques omniprésentes, les centres de données se retrouvent au cœur d’un paradoxe industriel. Ils sont plus que jamais l’infrastructure fondamentale du numérique — le socle invisible sur lequel reposent les échanges, les décisions, et les modèles économiques. Et pourtant, ils peinent à soutenir la cadence imposée par l’essor des nouvelles applications, la densité croissante des traitements et les exigences de résilience qui s’imposent à tous les étages du numérique.
Ce paradoxe tient à un phénomène de fond, la montée en puissance inédite de la demande en puissance de calcul, alimentée par des modèles d’IA de plus en plus lourds, des chaînes de traitement temps réel, et des usages distribués jusqu’aux confins de l’edge computing. Cette demande ne se limite plus à la capacité de stocker ou de transmettre de l’information ; elle porte désormais sur la faculté d’exécuter, de synchroniser, de sécuriser et d’arbitrer des flux complexes avec une latence minimale, le tout sur une base mondiale.
Disponibilité et complexité croissante des infrastructures
D’après une étude récente du BCG sur la croissance de la demande énergétique des centres de données à l’échelle mondiale, et sur la période 2023-2028, la puissance requise devrait croître de 16 % par an, atteignant 127 GW. Cette croissance, 33 % plus rapide que celle observée entre 2020 et 2023, représente un défi colossal pour les acteurs de la tech. L’une des conséquences majeures est une distorsion entre l’obligation de disponibilité permanente, devenue la norme dans tous les secteurs d’activité, et la capacité réelle à garantir cette disponibilité dans des conditions optimales.L’édition 2025 de l’« Annual Outage Analysis » publiée par Uptime Institute dresse un bilan contrasté de l’état de disponibilité des centres de données à l’échelle mondiale. En effet, si les indicateurs globaux s’améliorent, les causes profondes des interruptions de service évoluent et reflètent une complexité croissante du paysage technologique.
Des résultats encourageants, mais…
Sur le papier, les résultats sont encourageants. Pour la quatrième année consécutive, la fréquence et la gravité des pannes sont en baisse. En 2024, seuls 9 % des incidents signalés ont été qualifiés de sérieux ou graves, un plus bas historique depuis le début du suivi par l’Uptime Institute. Plus de la moitié des opérateurs (53 %) affirment n’avoir subi aucune panne impactante ces trois dernières années, un net recul par rapport aux 78 % de 2020. Ces progrès s’expliquent en grande partie par les investissements consentis dans la redondance physique, l’amélioration des procédures et l’outillage de supervision, autant de mesures visant à assurer la continuité de service.Mais cette tendance positive masque une réalité plus complexe. Le déploiement accéléré de nouvelles charges de travail, en particulier liées à l’intelligence artificielle, à l’analytique en temps réel et aux services numériques omnicanaux, exerce une pression croissante sur les infrastructures existantes. Les centres de données doivent répondre à des exigences toujours plus fortes en matière de puissance électrique, de refroidissement, de latence et de connectivité, dans un contexte où les marges d’erreur se réduisent à mesure que les processus métier deviennent eux-mêmes plus dépendants du numérique.
Une évolution du profil des incidents
Cette évolution se traduit sur le terrain par une transformation du profil des incidents. En 2024, les pannes causées par des problèmes informatiques ou réseau ont représenté 23 % des incidents majeurs — une hausse notable par rapport aux années précédentes. Cela s’explique par une augmentation de la complexité des environnements hybrides et multicloud, où la gestion des configurations, la mise en production logicielle ou les interdépendances réseau peuvent rapidement devenir des sources de défaillances. Les erreurs de configuration, les mises à jour mal orchestrées et les failles dans les processus de gestion du changement sont ainsi devenues des causes fréquentes d’interruptionsde service.
Autre enseignement majeur du rapport : la persistance des erreurs humaines comme facteur déclencheur. Dans 58 % des cas, les incidents graves liés à une intervention humaine résultaient d’un non-respect des procédures établies. Ce chiffre est en hausse de dix points par rapport à l’année précédente, et reflète les tensions actuelles sur les effectifs techniques, souvent insuffisamment formés ou confrontés à des environnements trop complexes. Près de 80 % des répondants estiment que leur dernier incident aurait pu être évité par une meilleure gestion ou des processus plus rigoureux. Ce constat plaide pour un renforcement massif de la formation continue, de la documentation opérationnelle et de l’assistance décisionnelle en temps réel dans les centres de données.
Une fragilité croissante liée à l’écosystème de fournisseurs tiers
À ces enjeux internes s’ajoute une fragilité croissante liée à l’écosystème de fournisseurs tiers. Environ deux tiers des pannes publiques analysées sur les neuf dernières années concernent des services externalisés — cloud, télécommunications, hébergeurs ou opérateurs SaaS. Le recours à ces prestataires est aujourd’hui la norme pour nombre d’entreprises, séduites par la flexibilité, et la mise à l’échelle. Mais ces choix s’accompagnent d’un transfert de risque qui n’est pas toujours pleinement maîtrisé. En 2024, les incidents imputés aux services numériques externalisés ont d’ailleurs augmenté, tandis que les grandes plateformes cloud (les hyperscalers) ont vu leur part décliner, signe que leurs investissements en redondance géographique et en résilience logicielle commencent à porter leurs fruits.Malgré ces efforts, le contexte global ne joue pas en faveur d’une stabilisation durable des incidents. Le marché des centres de données est en forte croissance, tiré par la montée en puissance de l’intelligence artificielle, de l’edge computing et de l’infrastructure as code. Selon Synergy Research Group, les dépenses mondiales en infrastructures cloud atteindront 290 milliards de dollars en 2025, avec une progression continue des déploiements dans les secteurs critiques comme la finance, la santé ou l’industrie. Parallèlement, les tensions géopolitiques et les contraintes énergétiques (saturation des réseaux, hausse des prix, incertitudes réglementaires) compliquent les projets d’extension et pèsent sur les arbitrages en matière de localisation des données.
S’adapter à des modèles distribués et automatisés
Dans ce contexte, les opérateurs doivent composer avec une double exigence : maintenir un haut niveau de résilience tout en s’adaptant à des modèles de plus en plus distribués, automatisés et hétérogènes. L’avenir semble se dessiner autour d’une résilience hybride, combinant les approches classiques (redondance physique, basculement local) et les nouvelles méthodes logicielles de reprise sur incident et d’orchestration dynamique des ressources. Les plateformes comme VMware Cloud Foundation, Azure Arc ou AWS Outposts incarnent cette convergence entre infrastructures sur site et services déportés. Mais elles supposent des compétences accrues, des modèles de responsabilité partagée clairs et une surveillance constante.En définitive, si la résilience progresse sur le plan technique, elle reste perfectible sur le plan organisationnel. Dans un environnement numérique où chaque minute d’indisponibilité peut générer des pertes considérables, les directions informatiques doivent élargir leur approche de la continuité de service. Il ne s’agit plus seulement de prévenir les pannes techniques, mais d’« anticiper les effets systémiques, de gérer la complexité humaine et contractuelle, et de bâtir une culture de la disponibilité dans toute l’entreprise ». Ce chantier est loin d’être achevé.