IBM a définitivement abandonné Lotus 1-2-3, le tableur le plus populaire... sur le PC dans les années 80, déjà enterré une première fois par le succès d'Excel. Retour sur la première 'success story' d'une 'killer app' que son Big Blue propriétaire ne supportera plus...
Nostalgie quand tu nous gagnes, souvenez-vous l'époque des pionniers, lorsqu'au début des années 80 IBM lançait son Personal Computer (PC). Le premier modèle, nommé 5150, a été dévoilé le 12 août 1981. Une machine dotée d'un processeur Intel 8088 à 4,77 MHz, de 16 Ko de mémoire vive, d'un lecteur de disquettes 5,5 pouces simple face, et d'un système d'exploitation (OS) CP/M ou PC-DOS. Et oui, Microsoft n'avait pas encore réussi à séduire Big Blue, mais cela est une autre histoire...
La machine est lourde, coûte cher, et ne sert pas à grand chose hormis aux personnes qui souhaitent se lancer dans la programmation en basic. Il faudra attendre 2 ans pour que débarque enfin la 'killer application', celle qui va transformer le PC en machine de guerre indispensable à tout professionnel : le tableur Lotus 1-2-3.
Lotus 1-2-3, le Graal des origines du PC
Certes, ce n'est pas le premier tableur de l'histoire, Visicalc l'a précédé sur l'Apple II. Mais la machine IBM s'est mise en marche, et Lotus 1-2-3 va participer au succès du PC. Un concurrent s'y fera aussi une petite place, Multiplan, avant de se transformer sur la plateforme Windows et devenir Excel.
Nous sommes le 26 janvier 1983. Une jeune société, The Lotus Development Corporation, est créée par Mitchell Kapor, un ami des développeurs de VisiCalc... comme le monde et petit ! Kapor n'est pas non plus l'auteur de 1-2-3, c'est un certain Jonathan Sachs qui a écrit le code du tableur, après avoir développé deux programmes de tableur alors qu'il était employé par Concentric Data Systems.
Lotus 1-2-3 face à ses concurrents du moment
1-2-3, comme Multiplan, n'a rien d'original. Au contraire, c'est une copie de VisiCalc, dont il reprend la structure et la numérotation des cases, A1 étant la cellule intersection de la colonne A et de la ligne 1. Le programme intègre des fonctions de calcul et de base de données. Ainsi que la capacité de programmer des actions via des macros. Et une véritable nouveauté avec la capacité de transcrire un tableau en graphique simple, camembert ou histogramme.
Surtout, le tableur répond à une véritable attente des utilisateurs, qui peuvent aligner des chiffres, réaliser des calculs, et organiser les données, une ligne correspondant à un produit, par exemple, et les colonnes renseignent celui-ci (référence, libellé, prix, TVA, prix TTC calculé, etc.).
Malgré une interface austère, nous sommes sous OS DOS, qui nécessite de saisir la syntaxe des commandes, une opération facilitée par l'usage de touches comme 'CTRL', le succès est immédiat. 300.000 Lotus 1-2-3 sont commercialisés par IBM dans les 6 mois qui suivent le lancement du tableur, soit autant de PC. Ce dernier est définitivement lancé, il ne quittera plus nos bureaux, et notre quotidien. Quant à The Lotus Development Corporation, la société est une véritable 'success story'.
Lotus 1-2-3 précurseur en bien des domaines
On accordera à Lotus la qualité d'avoir réalisé un produit propre, quasi exempte de bugs. Les concurrents qui lui emboiteront le pas, en particulier Microsoft, mettront longtemps avant d'apporter un même niveau de qualité à leurs produits ! Pour le rendre plus performant, il a été développé en langage assembleur x86, et il adresse directement la mémoire vidéo sans passer par les fonctions d'exportation du DOS ou du BIOS. Il faudra attendre la version 3.0 pour que 1-2-3 adopte le langage C.
On lui doit également d'autres approches ou pratiques, qui aujourd'hui semblent couler de source mais nous en étions loin à l'époque. L'addition de mémoire vive RAM, tout d'abord. S'exécutant en mémoire, 1-2-3 a besoin de plus de RAM que celle fournie en standard sur le PC afin de permettre la création de tableaux toujours plus gros. Rappelons que le premier IBM PC était livré avec une mémoire vive de 16 Ko, pouvant être portée à 256 Ko !
L'interopérabilité, ensuite. Lotus 1-2-3 est à ce titre le premier programme professionnel qui va être largement exploité pour servir de test et de démonstrateur de l'intérêt et la puissance du PC, à l'exemple de Flying Simulator qui officiera également dans ce sens. C'est l'époque où l'expression « IBM compatible » fait son apparition.
1-2-3 va également introduire auprès des juges américains - à ses dépens lors d'un procès qui opposera Lotus à Borland - la notion de compatibilité dans le langage ou dans une commande de menu, ce qui va éviter à des générations de développeur de subir le dictat du copyright sur l'interface et le design des applications.
De la suite dans les idées
Enfin, Lotus est le premier éditeur à introduire la notion de suite 'bureautique' (à l'époque, le terme n'a pas encore été appliqué aux programmes informatiques) en associant le tableur 1-2-3 avec l'extraordinaire, pour l'époque, outil de présentation graphique Harvard Graphics, et le traitement de texte WordPerfect. Ainsi sont réunis le tableur, la base de données, la représentation grahique, et le traitement de texte.
En 1985, Lotus va tenter de relancer son tableur avec Lotus Symphony, anticipant le marché des logiciels intégrés en proposant une solution qui regroupe les fonctionnalités de 1-2-3, un traitement de texte, un système de base de données fondé sur des formulaires et un logiciel de communication. Mais face au duo Windows/Excel, la mayonnaise Symphony ne prend pas et Lotus abandonne le développement de sa plateforme. L'éditeur va tenter un dernier rebond en créant Lotus SmartSuite sous système d'exploitation OS/2, puis sous Windows. Mais il est trop tard...
Le déclin
Même si les débuts de The Lotus Development Corporation sont une véritable success story, le déclin de Lotus 1-2-3 va démarrer très tôt, dès 1987, lorsque Microsoft lance Windows 2. L'éditeur a en effet porté un petit bijou nommé Excel, du Mac où il a débuté, sur la plateforme Windows.
The Lotus Development Corporation va pat ailleurs s'enfermer dans une stratégie destructrice pour son image en multipliant les actions judiciaires pour violation de copyright. Nous l'avons déjà évoqué. Dans ces prcédures, ce n'est pas son code que Lotus cherchait à protéger, mais le 'look and feel' de ses programmes, c'est à dire l'interface et l'ergonomie. Ainsi Borland etait poursuivi pour avoir intégré les raccourcis clavier de 1-2-3 dans son tableur Quattro Pro. En plus de juges qui n'ont pas retenu la demande de Lotus, c'est l'image de l'éditeur qui s'est ternie !
La fin...
En 1995, IBM va acquérir The Lotus Development Corporation, et intégrer les solutions de l'éditeur à son portefeuille applicatif. En réalité, ce ne sont ni 1-2-3, ni SmartSuite qui intéressent Big Blue, mais la gamme Notes. Par cet intermédiaire, la marque Lotus reprend un temps du poil de la bête via les outils de communication. 1-2-3 survit en étant intégré à l'offre Notes. Mais c'est un combat d'arrière garde que mène IBM, car le loup est dans la bergerie, Microsoft avec Outlook, Sharepoint, Office, etc.
IBM a officiellement mis fin au support de Lotus 1-2-3 ce 30 septembre, dans l'indifférence générale ! Triste fin pour un pionnier qui a accompagné et soutenu l'invasion du PC. C'est un dinosaure de l'informatique qui est désormais condamné à disparaître...