Les autorités américaines referment progressivement les barrières autour de leur marché technologique. Aux mesures ciblant historiquement quelques fournisseurs chinois s’ajoutent désormais des restrictions beaucoup plus larges, couvrant des pans entiers d’équipements étrangers, tout en lançant des opérations d’enquête pour traquer les acteurs qui tenteraient de contourner les règles.
On reproche souvent à l’Europe de verrouiller progressivement son marché technologique à force de produire des textes réglementaires ambitieux. Mais, au même moment, les États-Unis érigent des barrières sans débats ni concertation et encore moins de négociations avec les parties prenantes. Là où Bruxelles s’appuie sur des processus législatifs longs à négocier, Washington mobilise ses régulateurs et ses agences de sécurité nationale pour interdire directement les technologies jugées sensibles, élargir les listes de produits à risque et engager des actions coercitives contre les acteurs suspectés de contourner les règles.
C’est dans cette perspective unilatérale que la Federal Communications Commission (FCC) vient de publier une Public Notice d’une portée majeure, qui élargit radicalement la « Covered List » américaine. Ce document officiel, rendu public le 22 décembre dernier, ajoute non seulement de nouveaux équipements et services considérés comme présentant un risque inacceptable pour la sécurité nationale, mais inclut désormais tous les systèmes de drones et leurs composants critiques dès lors qu’ils sont produits à l’étranger.
La sécurité, matrice d’action économique et industrielle
Aux yeux de Washington, la sécurité nationale sert désormais de matrice d’action économique et industrielle. Là où Bruxelles déploie des textes structurants, négociés et débattus, les autorités américaines privilégient des décisions exécutives rapides, appuyées par des cadres juridiques déjà existants, qui permettent d’interdire des produits, de bloquer des autorisations ou d’imposer des exigences de production nationale sans passer par de longs cycles parlementaires. Un unilatéralisme qui installe une forme de souveraineté contrainte, où certaines technologies ne seront acceptables que si elles sont produites localement, contrôlables juridiquement et traçables dans toute leur chaîne d’approvisionnement. Cela favorise une réindustrialisation ciblée, mais crée aussi un écosystème fermé, où l’accès dépend moins de la performance technologique que de la conformité stratégique.
Cette évolution se lit désormais dans des décisions concrètes, publiques et documentées, qui dépassent largement le ciblage historique de quelques entreprises chinoises. Elles témoignent d’une recomposition silencieuse du marché technologique américain autour d’un principe simple : réduire la dépendance aux produits technologiques étrangers jugés sensibles et consolider une base industrielle nationale maîtrisée.
Les drones et leurs composants critiques désormais exclus
L’une des décisions récentes les plus radicale émane de la FCC, quivient d’élargir sa « Covered List » pour y inclure l’ensemble des systèmes de drones et de leurs composants critiques dès lors qu’ils sont produits hors des États-Unis. Cette décision ne cible donc plus seulement des marques ou des pays, elle opère un basculement vers une logique par catégorie technologique et par provenance. La justification repose sur la nature duale des drones, leur capacité à collecter des données, à être manipulés via des mises à jour logicielles et à constituer une menace pour les infrastructures critiques ou les grands événements accueillis sur le sol américain.
Concrètement, cette extension couvre notamment les systèmes de communication embarqués, les contrôleurs de vol, les stations de contrôle au sol, les systèmes de navigation, les batteries et les moteurs, ainsi que les capteurs et les caméras associés aux drones. Ces équipements sont privés d’autorisation d’entrée sur le marché américain, sauf dérogation expresse d’une autorité nationale compétente. L’objectif affiché consiste à renforcer une base industrielle locale résiliente et indépendante, tout en limitant les risques de surveillance, d’exfiltration de données ou de sabotage.
Continuité stratégique autour des équipements jugés sensibles
Cette décision s’inscrit dans une trajectoire déjà engagée depuis plusieurs années. La Covered List américaine comprend depuis longtemps des acteurs comme Huawei, ZTE, Hytera, Hikvision, Dahua ou encore Kaspersky pour leurs produits et services de télécommunications, de vidéosurveillance ou de cybersécurité. L’extension récente confirme une stratégie consistant à sanctuariser le marché américain en excluant durablement des pans entiers de technologies considérées comme vulnérables, non seulement au regard du risque technique, mais aussi des régimes juridiques auxquels leurs fabricants étrangers sont soumis.
Cette fermeture progressive ne se limite pas à décréter des interdictions. Dès 2025, la FCC a mis en place un Conseil pour la sécurité nationale et lancé une vaste enquête sur les entreprises déjà inscrites sur la Covered List mais soupçonnées de poursuivre des activités aux États-Unis via des opérations « privées » ou non régulées. Lettres d’enquête, demandes d’informations détaillées et assignations illustrent une doctrine résolument active : identifier les contournements, documenter les activités résiduelles et, si nécessaire, imposer des mesures correctives. L’objectif déclaré est explicite de « boucher les failles » et empêcher que des acteurs considérés comme risqués continuent d’opérer dans l’ombre.
Rupture progressive des chaînes de valeur mondiales
Cette réalité invite à relativiser une critique souvent répétée contre l’Europe, dont la marché serait devenue difficile à pénétrer en raison de sa régulation. Certes, l’Union européenne encadre, structure et légifère. Mais, là où l’Europe agit par le droit, Washington agit par la sécurité nationale ; là où Bruxelles s’appuie sur des cadres normatifs longs à construire, les autorités américaines privilégient l’action rapide et opérationnelle des régulateurs.
Pour les fournisseurs technologiques étrangers, une rupture progressive des chaînes de valeur mondiales est à craindre. En interdisant par catégorie et par origine, Washington pousse indirectement les acteurs étrangers à choisir entre deux options coûteuses, se retirer du marché américain ou adapter leur modèle, avec relocalisation partielle, duplication de chaînes industrielles et segmentation produit par zone géopolitique. À terme, cela installe un « marché de blocs » où Amérique, Europe et Asie structurent chacun leur sphère technologique, avec interopérabilité réduite et coûts accrus pour les industriels comme pour les utilisateurs.
Enfin, ces interdictions entérinent une normalisation de l’argument sécuritaire comme instrument économique. Si cette mécanique se banalise, tout désaccord commercial ou toute tension diplomatique pourra être requalifié en « risque national » et justifier l’exclusion rapide d’acteurs étrangers. Le seuil d’acceptabilité politique d’une technologie importée baissera mécaniquement, et la part de décision technico-sécuritaire prendra le pas sur la régulation classique, plus transparente et plus contestable juridiquement. Autrement dit, à terme, ce n’est pas seulement un marché américain plus fermé qui se dessine, mais une recomposition structurelle du marché technologique mondial, où la souveraineté devient une variable d’architecture et la sécurité nationale un déterminant central des politiques industrielles.
En fin de compte, loin de l’opposition simpliste entre une Europe « trop régulatrice » et des États-Unis « ouverts à l’innovation », se dessine une tendance commune : la structuration progressive de marchés technologiques protégés, guidés par des logiques de souveraineté, de sécurité et de contrôle stratégique. La différence réside moins dans l’objectif que dans la méthode.























