En 2026, le discours sur l’intelligence artificielle devrait chenger de tonalité. Moins spectaculaire, plus opérationnel, il traduit un déplacement progressif des priorités vers la mise à l’échelle, l’orchestration et la soutenabilité économique des usages. Le rapport « TMT Predictions 2026 » de Deloitte décrit une industrie qui sort de la phase d’éblouissement pour entrer dans celle des arbitrages, où l’IA devient une infrastructure transversale plus qu’un objet de rupture autonome.

L’édition 2026 des prévisions Tech, Media & Telecom de Deloitte repose sur un travail longitudinal combinant enquêtes propriétaires, analyses macroéconomiques et contributions sectorielles croisées. Elle s’appuie notamment sur les vagues successives du Digital Consumer Trends Survey menées entre 2023 et 2025, sur des données de marché consolidées et sur des projections économiques à l’échelle mondiale. L’étude agrège treize thématiques, dont plus de la moitié directement liées à l’intelligence artificielle, avec un fil conducteur assumé : réduire l’écart persistant entre les promesses technologiques et leur traduction effective dans les organisations.

Le rapport s’ouvre sur un constat structurant. L’IA n’est plus analysée comme une technologie isolée, mais comme un moteur de recomposition du secteur TMT lui-même, devenu l’infrastructure critique de toutes les autres industries. Deloitte rappelle qu’aux États-Unis, les investissements dans les centres de données dédiés à l’IA expliquent l’essentiel de la croissance du produit intérieur brut au premier semestre 2025, tandis que la capitalisation boursière du TMT dépasse désormais la moitié du S&P 500. Cette centralité redéfinit la nature même de l’innovation : elle ne se joue plus seulement sur les modèles, mais sur la capacité à industrialiser, intégrer et gouverner.

L’IA intégrée supplante l’IA visible

L’un des enseignements les plus marquants du rapport concerne l’évolution des usages. Deloitte anticipe qu’en 2026, l’intelligence artificielle générative sera majoritairement consommée de manière indirecte, intégrée à des applications existantes plutôt qu’utilisée via des outils autonomes. Les moteurs de recherche enrichis par des synthèses générées par IA deviendraient ainsi trois fois plus utilisés au quotidien que les assistants conversationnels dédiés. Cette dynamique s’explique moins par une préférence technologique que par un facteur d’accessibilité. L’IA intégrée supprime la nécessité d’un apprentissage spécifique, notamment en matière de formulation de requêtes, et s’insère dans des gestes numériques déjà installés.

Cette « IA passive », selon la terminologie de Deloitte, modifie profondément la concurrence entre acteurs. Les fournisseurs de solutions autonomes se trouvent face à un choix stratégique : s’adosser à des plateformes existantes pour bénéficier de volumes d’usage massifs, ou préserver une relation directe avec des utilisateurs plus restreints mais potentiellement plus captifs. L’étude souligne également un effet générationnel significatif. Les publics les plus âgés, traditionnellement moins enclins à adopter de nouveaux outils, se montrent nettement plus réceptifs à l’IA lorsqu’elle se manifeste sous forme de fonctionnalités intégrées, ce qui élargit mécaniquement la base d’utilisateurs.

La généralisation de l’inférence, stresse les infrastructures

Contrairement à une idée répandue, la montée en puissance de l’inférence ne se traduit pas par une décrue des besoins en infrastructures lourdes. Deloitte estime qu’en 2026, près des deux tiers de la puissance de calcul dédiée à l’IA seront consommés par l’exécution des modèles, et non par leur entraînement initial. Pour autant, cette bascule ne s’accompagne ni d’un déplacement massif vers l’informatique en périphérie, ni d’un allègement des centres de données. Les techniques de post-entraînement et de raisonnement étendu, de plus en plus utilisées pour améliorer la qualité des réponses, se révèlent particulièrement gourmandes en ressources.

Le rapport chiffre l’ampleur de cette dynamique. Les investissements mondiaux dans les centres de données IA pourraient atteindre entre 400 et 450 milliards de dollars en 2026, dont plus de la moitié consacrée aux composants matériels. L’émergence de puces spécialisées pour l’inférence ne remet pas en cause le rôle central des processeurs graphiques de dernière génération, intégrant des mémoires à très haut débit. Pour les entreprises, cette réalité technique renforce l’intérêt de modèles hybrides combinant services cloud et infrastructures locales, motivés par des considérations de coûts, de souveraineté et de résilience.

L’orchestration des agents, véritable levier de valeur

Deloitte consacre une part importante de son analyse à l’IA agentique, en insistant sur un point clé : la valeur ne réside pas tant dans la multiplication des agents que dans leur orchestration. Le marché des agents autonomes pourrait atteindre 8,5 milliards de dollars dès 2026, mais près de la moitié des projets en cours risqueraient l’abandon faute de maîtrise des coûts, de la complexité et des risques. L’étude estime qu’une orchestration efficace, intégrant interopérabilité, supervision humaine et gouvernance, pourrait augmenter la valeur de ce marché de 15 à 30 % à l’horizon 2030.

Cette orchestration repose sur plusieurs couches complémentaires. Une couche de contexte structurée, capable de fournir aux agents une représentation maîtrisée du domaine métier. Une couche agentique modulaire, intégrant des mécanismes de sécurité, de mémoire et d’observabilité. Une couche d’expérience enfin, destinée à rendre les décisions compréhensibles et auditables pour les utilisateurs humains. Deloitte souligne que la convergence progressive des protocoles d’échange entre agents sera déterminante, afin d’éviter la constitution de silos technologiques comparables aux jardins fermés observés dans d’autres cycles logiciels.

Le logiciel à la demande se recompose profondément

L’intégration d’agents intelligents dans les applications logicielles transforme également le modèle économique du logiciel à la demande. Deloitte anticipe une remise en question progressive des licences par utilisateur au profit de modèles hybrides combinant facturation à l’usage et engagement sur les résultats. Les applications évoluent vers des assemblages de services capables d’apprendre en temps réel, ce qui complique la mesure de la valeur et le pilotage budgétaire.

À plus long terme, le rapport évoque même la possibilité que certaines applications soient partiellement supplantées par des agents capables d’orchestrer directement les processus métiers. Sans verser dans le déterminisme, Deloitte invite les entreprises à anticiper ces mutations en renforçant leurs capacités de gouvernance financière, de gestion des dépendances et d’évaluation de la performance réelle des solutions IA.

Souveraineté technologique et fragmentation géoéconomique

Enfin, le rapport inscrit l’IA dans un contexte géopolitique de plus en plus contraint. Les restrictions commerciales sur les composants avancés, la concentration des chaînes d’approvisionnement et la criticité des infrastructures numériques alimentent une quête accrue de souveraineté technologique. Deloitte observe une accélération des investissements nationaux et régionaux dans les centres de données, les semi-conducteurs, les réseaux et les modèles d’IA, sans pour autant nourrir l’illusion d’une autonomie totale.

Pour les entreprises internationales, cette fragmentation impose de repenser les architectures, les partenariats et les stratégies d’implantation. L’IA devient un enjeu de localisation autant que de performance, et la capacité à opérer dans des environnements réglementaires hétérogènes s’impose comme un facteur de compétitivité à part entière.

Au terme de son analyse, Deloitte dessine une année 2026 moins marquée par les effets d’annonce que par les décisions structurantes. L’intelligence artificielle entre dans une phase d’industrialisation exigeante, où la création de valeur dépendra de la qualité des fondations techniques, de la clarté des modèles économiques et de la capacité à articuler innovation, gouvernance et responsabilité. Pour les organisations, l’enjeu n’est plus de prouver qu’elles expérimentent l’IA, mais de démontrer qu’elles savent en tirer des bénéfices mesurables et durables.

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