Le paysage numérique modial est profondément déséquilibré et l’IA n’arrange pas les choses. Les économies émergentes dominent désormais l’adoption de l’IA générative, tandis que les pays de l’OCDE affichent des usages plus prudents. Une fracture générationnelle se creuse, accentuée par un bien-être numérique fragilisé par l’excès d’écrans. L’ensemble dessine une transition mondiale inégale vers la « génération IA ».

L’histoire technologique réserve parfois des renversements inattendus. Ce qui s’est produit dans les moyens de paiement, lorsque de nombreux pays émergents ont sauté le chèque et la carte de crédit pour passer directement aux paiements mobiles, resurgit aujourd’hui avec l'intelligence artificielle. L’étude conjointe menée par l’OCDE et Cisco montre que l’adoption de l’IA générative ne suit plus le schéma classique de diffusion « du Nord vers le Sud ». Les économies émergentes s’emparent de ces outils avec une rapidité qui les place désormais en tête des usages, tandis que plusieurs pays avancés progressent plus lentement, freinés par l’hésitation, la prudence ou un déficit de formation.

Le document souligne ce qui devient un enjeu stratégique global : l’inclusion numérique et la littératie autour de l’IA conditionnent désormais la capacité de chacun à en tirer un bénéfice réel. Pour l’OCDE et Cisco, cette bascule nécessite une vigilance accrue sur l’éducation, la santé numérique et la qualité de l’accès.

Un renversement mondial porté par les économies émergentes

Les chiffres confirment l’ampleur du phénomène. Les jeunes adultes d’Inde, du Brésil, du Mexique et d’Afrique du Sud affichent les niveaux d’usage de l’IA générative les plus élevés, avec également les taux les plus importants de confiance et de participation à des formations dédiées. L’étude montre que ces populations se distinguent par une sociabilité très largement numérique et par une exposition intensive aux contenus connectés. L’Inde concentre à elle seule l’échantillon le plus large, avec 1 500 répondants, et domine tous les indicateurs observés, depuis l’usage jusqu’à l’engagement dans l’apprentissage de l’IA.

Le rapport souligne qu’il s’agit d’une rupture nette avec les précédentes vagues technologiques, où les pays de l’OCDE servaient généralement de premiers adoptants. Ce déplacement de centre de gravité illustre une transformation plus large, où les infrastructures, les usages et la culture technologique des économies émergentes favorisent l’adoption rapide d’outils complexes, comme cela s’était produit pour les paiements mobiles.

Les pays européens étudiés présentent une dynamique très différente. La France se situe dans le tiers inférieur du classement avec un taux d’usage actif de 23,3 %. Ce niveau dépasse toutefois ceux observés en Allemagne, au Japon et en Australie, respectivement mesurés à 19 %, 18,5 % et 8,2 %. Malgré une perception globalement positive, la France affiche un paradoxe tenace. Plus de la moitié des répondants jugent l’IA utile, mais 34,1 % déclarent « ne pas savoir », un taux particulièrement élevé pour un pays doté d’un écosystème technologique mature. Ce déficit de clarté se retrouve dans la formation. Selon les données, 71,4 % des répondants français n’ont suivi aucune formation destinée à améliorer leurs compétences en IA, qu’il s’agisse de poser des questions aux outils ou de créer des contenus.

Une fracture générationnelle

L’étude met en évidence un décalage profond entre les générations. Les moins de 35 ans se distinguent partout par des usages intensifs, une confiance élevée et une meilleure compréhension des bénéfices potentiels de l’IA. Plus de la moitié utilisent activement l’IA générative et plus de 75 % déclarent la juger utile. Près de la moitié des individus âgés de 26 à 35 ans ont déjà suivi une formation liée à l’IA, ce qui traduit une appropriation rapide de ces outils pour leurs usages professionnels et personnels. L’étude souligne que ces niveaux d’adoption dépassent largement ceux observés parmi les 45 ans et plus. Dans cette tranche d’âge, une majorité ne considère pas l’IA comme utile et déclare ne pas l’utiliser. Parmi les personnes de plus de 55 ans, l’incertitude prévaut, avec un recours fréquent à la réponse « je ne sais pas » lorsqu’il s’agit de se prononcer sur la fiabilité ou l’éthique de l’IA. L’étude interprète cette hésitation non comme un rejet, mais comme la conséquence directe d’un manque de familiarité avec ces technologies.

Ces écarts se retrouvent également dans les anticipations sur l’emploi. Les jeunes adultes des pays émergents, plus exposés à l’usage de l’IA dans leur vie quotidienne, anticipent des transformations professionnelles majeures. Ils considèrent l’IA comme un levier potentiel de mobilité sociale et d’opportunités d’apprentissage. Les répondants plus âgés dans les pays avancés affichent une vision plus prudente et expriment le besoin d’un accompagnement renforcé, tant sur les usages pratiques de l’IA que sur les implications pour leurs métiers. Les données validées par l’OCDE montrent que les programmes de formation structurés jouent un rôle déterminant dans la confiance, l’adoption et la perception des bénéfices.

Un bien-être numérique mis à mal par l’usage intensif

L’étude associe l’usage intensif des écrans à une diminution du bien-être, en particulier chez les jeunes des économies émergentes. L’Inde, le Brésil, le Mexique et l’Afrique du Sud déclarent les temps d’écran récréatifs les plus élevés, souvent supérieurs à cinq heures par jour, et signalent également des variations émotionnelles plus marquées. Le rapport précise que cette corrélation ne constitue pas une preuve de causalité. Il rappelle toutefois que l’équilibre numérique devient un facteur déterminant pour maintenir une santé mentale et émotionnelle stable à mesure que l’IA se généralise dans tous les pans du quotidien. Le Digital Well-being Hub, lancé en 2024 par Cisco et l’OCDE, vise justement à documenter ces interactions entre usages technologiques, qualité de vie et conditions sociales. Les premières données confirment que les usages récréatifs intensifs contribuent à une moindre satisfaction de vie et à des épisodes plus fréquents de fatigue émotionnelle ou de surcharge cognitive.

Ces observations rejoignent d’autres travaux récents montrant que la sociabilité entièrement numérique modifie les rythmes de vie, les routines de concentration et les mécanismes de compensation émotionnelle. L’étude OCDE–Cisco souligne que l’enjeu n’est plus uniquement d’assurer l’accès à la technologie. Il consiste désormais à garantir que l’exposition aux outils numériques s’accompagne d’un cadre de protection, d’une éducation au discernement et d’une sensibilisation aux risques associés à l’intensité des usages.

Vers une « génération IA » réellement inclusive

L’étude invite à rendre la transformation numérique plus équitable et plus structurée. Les responsables interrogés rappellent que l’adoption de l’IA ne peut se limiter à un indicateur de diffusion. Elle doit être évaluée à l’aune de la capacité de tous à utiliser ces outils pour améliorer leur quotidien. Les interlocuteurs cités dans le rapport insistent sur la nécessité de concevoir des outils transparents, éthiques et protecteurs de la vie privée. Ils soulignent aussi l’importance d’investir dans la formation, dans la littératie numérique et dans la sensibilisation à l’IA à tous les âges. Les programmes Cisco Networking Academy et Country Digital Acceleration sont présentés comme des leviers concrets pour réduire les écarts de compétences, notamment dans les régions qui adoptent rapidement les outils mais manquent encore d’un accompagnement structuré.

Au-delà des usages, l’étude esquisse les conditions d’une transition numérique plus inclusive. La confiance dans l’IA dépendra de la capacité des organisations publiques et privées à offrir des environnements numériques sains, des parcours de formation accessibles et des outils intelligibles pour tous les publics. La « génération IA » ne deviendra une réalité partagée que si les bénéfices de ces technologies s’étendent au-delà des premiers adoptants. Cette perspective constituera, demain, un enjeu majeur de gouvernance, de santé publique et d’innovation, dans un paysage numérique où les lignes de fracture ne sont plus celles que l’on croyait.

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