Lucides mais enlisées dans leurs habitudes, les entreprises industrielles européennes de taille intermédiaire peinent à transformer leurs ambitions numériques en réalité opérationnelle. L’étude Forterro 2025 met en lumière une double tension. L’urgence perçue de moderniser l’ERP, de s’approprier l’IA et de renforcer la cybersécurité, et la difficulté réelle à mobiliser les moyens, les talents et la volonté politique pour le faire. Dans ce paysage fragmenté, les disparités nationales s’accentuent, dessinant une Europe industrielle à plusieurs vitesses numériques.

Il serait inexact de parler d’aveuglement ou d’immobilisme : la majorité des 1252 décideurs interrogés par Forterro connaissent les leviers de compétitivité technologique et déclarent vouloir s’y engager. Mais entre volonté et exécution, l’écart est manifeste. Les résultats de l’étude montrent que les avancées réelles en matière de numérisation, de migration vers le Cloud ou d’adoption de l’IA sont lentes, hétérogènes, et souvent freinées par des freins culturels plus que technologiques.

Plus de 60 % des entreprises interrogées estiment que leur transformation numérique des trois dernières années a été tout juste suffisante (34 %) ou carrément insuffisante (27 %). Cette lenteur n’est pas liée à une méconnaissance des enjeux : 57 % jugent que rester en dehors du Cloud les condamne à une perte de compétitivité. Loin d’une remise en cause technologique, c’est la gouvernance qui semble poser problème : absence de feuille de route, manque de sponsor interne, retour sur investissement flou, résistance des directions fonctionnelles.

ERP Cloud ou hybride, deux voies vers une compétitivité numérique incertaine

Les services financiers (38 %), les ateliers de production (37 %) et les services logistiques (36 %) sont perçus comme les plus réfractaires à la transformation. Le diagnostic est implacable : les ambitions numériques se heurtent à des silos organisationnels et à des pratiques historiques, souvent non remises en cause. La culture d’amélioration continue bute sur la peur du changement et l’inertie structurelle.

L’ERP demeure la pierre angulaire des systèmes d’information industriels. Pourtant, sa modernisation reste un chantier partiellement engagé. Si 39 % des entreprises utilisent aujourd’hui un ERP Cloud, 28 % restent sur site et 29 % en mode hybride. À terme, seuls 45 % déclarent préférer une solution 100 % cloud, tandis que l’hybride progresse fortement, porté par une logique de transition et de compromis.

Les freins identifiés sont éloquents, comme le manque de budget (32 %), les craintes sur la sécurité des données (31 %), le manque d’intérêt de la direction (30 %). Mais c’est surtout la perception fonctionnelle de l’ERP qui reste figée. Il est considéré comme un outil de gestion plutôt qu’une plateforme d’intégration. Or l’ERP Cloud est aussi la condition d’accès à des services numériques avancés (analytique, automatisation, IA) qui exigent un socle unifié et extensible.

L’IA industrielle reste confinée à des cas d’usage ponctuels

Malgré une forte visibilité dans les discours, l’intelligence artificielle reste abordée comme un outil d’amélioration ciblée plutôt qu’un levier de transformation. Les trois domaines jugés les plus pertinents sont la cybersécurité (30 %), l’analyse commerciale (30 %) et la maintenance prédictive (28 %). Autrement dit, des usages à ROI rapide, dans une logique d’optimisation opérationnelle plus que d’innovation de rupture.

Ce positionnement témoigne à la fois d’une maturité prudente et d’une difficulté à faire de l’IA un projet d’entreprise transversal. L’intégration de l’IA dans les processus reste embryonnaire : seuls 52 % jugent leur organisation prête à utiliser l’IA, l’IoT ou les outils avancés. En France, seuls 19 % citent l’IA comme extension ERP prioritaire, le taux le plus faible d’Europe. L’IA industrielle est bien réelle, mais encore cantonnée à la marge.

La cybersécurité supplante la transformation numérique dans l’agenda stratégique

Premier poste de priorité technologique pour 31 % des entreprises, la cybersécurité devance la transformation numérique (29 %) et le renouvellement de l’ERP (28 %). Ce classement reflète la conscience aiguë d’une exposition accrue aux risques systémiques : chaînes d’approvisionnement numériques, dépendance au Cloud, automatisation des processus critiques.

Les compétences manquent, c’est indéniable, et pas moins de 42 % des décideurs identifient la cybersécurité comme la principale lacune en termes de talents. Et les directions IT ne se sentent pas toujours équipées pour y faire face. Mais cette priorité croissante constitue aussi un levier d’accélération de la modernisation, car il est difficile d’assurer une sécurité de bout en bout sans refonte des systèmes, gouvernance des identités et homogénéisation des flux. La cybersécurité devient une porte d’entrée stratégique pour l’ERP nouvelle génération.

Des écarts croissants entre pays face aux mêmes défis numériques

L’étude Forterro permet une lecture comparée très instructive. La France affiche le plus fort taux d’adoption du Cloud ERP (50 %) mais le plus faible niveau d’adhésion à l’IA comme priorité. L’Espagne, elle, conjugue ambition IA et forte confiance dans ses capacités de recrutement. L’Allemagne investit massivement dans la conformité, mais reste freinée par la résistance culturelle à l’IA. La Suède combine le retard technologique à un volontarisme affiché. Le Royaume-Uni se montre pragmatique mais fragmenté entre fabricants et grossistes.

Ces disparités posent une question essentielle sur comment piloter l’industrialisation numérique à léchelle européenne si les degrés de maturité, de sensibilité et d’investissement sont aussi dissemblables. En l’état, les stratégies Cloud, IA, ERP ou conformité s’empilent sans convergence régionale, ce qui limite les effets de standardisation, de mutualisation et d’intégration des chaînes de valeur industrielles. Ce qui empêche aussi l’avènement d’écosystèmes de chaînes de valeurs.

Le midmarket industriel européen se trouve à un point d’inflexion. S’il reste central pour la compétitivité continentale, il n’est pas équipé pour franchir seul le mur de complexité numérique qui se dresse devant lui. ERP, IA, cybersécurité et conformité exigent une gouvernance coordonnée, une stratégie d’investissement lisible, et une mobilisation collective des compétences. La fragmentation actuelle menace la résilience industrielle future. Il appartient désormais aux acteurs publics, aux éditeurs et aux réseaux professionnels de débloquer les leviers structurels pour transformer l’essai.

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