Le Boston Consulting Group chiffre à 3 000 milliards de dollars le gisement de « dark value », ces profits invisibles issus des inefficiences dans les flux de capitaux, de biens et de services. Cette perspective éclaire d’un jour nouveau les annonces technologiques des derniers mois : chacune vise, à sa manière, à colmater une brèche dans la chaîne de traitement numérique, et donc à capter une part de cette valeur cachée.
Le raisonnement est simple : la complexité et la fragilité, traditionnellement perçues comme des maux, produisent des frictions mesurables dans les chaînes de valeur. Pour le BCG, elles deviennent autant de sources de croissance pour les entreprises capables de les industrialiser. Or, la filière technologique est en première ligne. Depuis plusieurs mois, l’avalanche de lancements, de rachats et d’alliances peut être lue comme une stratégie coordonnée de captation de ces gisements de valeur invisible. Suivons pas à pas la chaîne de traitement numérique, en identifiant les maillons fragiles que l’industrie cherche à renforcer.
Dans la chaîne de traitement informatique, la donnée représente le premier foyer d’inefficience : le maillon initial de la chaîne reste la donnée brute. Sa dispersion, son hétérogénéité et sa mauvaise qualité constituent un coût invisible, mais massif. Les retards, les biais et les erreurs qu’elles entraînent constituent autant de frictions. Pour y remédier, les entreprises investissent dans la gouvernance, la traçabilité et les référentiels communs. Red Hat, par exemple, insiste sur l’importance de préparer et de valider la donnée dès la collecte dans ses travaux sur l’IA en périphérie de réseau. La qualité devient donc le premier levier de transformation de pertes cachées en valeur tangible.
Stockage et indexation : bases vectorielles et orchestration
Le stockage traditionnel montre ses limites face aux données non structurées. Les recherches par similarité sont lentes et coûteuses, freinant l’usage de l’IA générative. C’est ici qu’interviennent les bases de données vectorielles, conçues pour indexer et rapprocher des contenus de nature hétérogène. IBM souligne que, si l’entraînement de modèles se fait efficacement dans le
cloud, l’inférence doit souvent être rapprochée des données via des architectures hybrides. Cette évolution illustre une dynamique typique de « dark value » : un goulet d’étranglement technique devient un marché en croissance rapide, porté par des solutions capables d’unifier
stockage et orchestration.
Inférence et mémoire contextuelle : réduire la latence cachée
Les limites de la fenêtre de contexte des modèles de langage constituent une autre zone de friction. L’incapacité à traiter des sessions longues génère des pertes de sens et de productivité. Nvidia, avec Rubin CPX, propose une architecture disagrégée pour étendre considérablement la mémoire contextuelle et réduire la latence. Dans le même esprit, Microsoft a présenté Phi-4-mini-flash-reasoning, un modèle hybride qui abaisse par dix le temps de réponse. Des chercheurs explorent aussi la quantification des modèles pour alléger les charges au bord du réseau. Chacune de ces initiatives illustre une industrialisation de la valeur perdue dans les délais et les approximations.
Infrastructures de communication : amortir la fragilité systémique
Les réseaux hybrides et les architectures edge-cloud deviennent essentiels pour compenser la fragilité des flux. Latence, congestion et vulnérabilité aux pannes restent des obstacles majeurs. Equinix plaide pour des « metro edges », proches des utilisateurs, capables de soutenir des charges IA sensibles à la latence. Arm souligne que l’IA migre vers la périphérie plus vite qu’anticipé, poussée par les besoins de résilience et de souveraineté. Dans cette perspective, chaque milliseconde gagnée et chaque panne évitée constituent une portion de « dark value » convertie en avantage compétitif.
Alliances et rachats : neutraliser la complexité du marché
Enfin, la complexité du marché elle-même crée des inefficiences : redondances d’offres, coûts de coordination, barrières réglementaires. Les opérations capitalistiques cherchent à absorber ces frictions. L’acquisition de Sekost par YesWeHack illustre la volonté d’intégrer des compétences critiques pour réduire les coûts de coordination en cybersécurité. L’investissement d’ASML dans Mistral AI traduit le besoin de lier recherche logicielle et équipements matériels pour fluidifier la chaîne d’innovation. Chaque rapprochement peut ainsi être lu comme une tentative de transformer la complexité en valeur nouvelle.